Haroutioun Kurkjian, né le 14 décembre 1943 à Beyrouth (Liban) et mort le 8 août 2024 à Athènes (Grèce), fut une figure intellectuelle majeure de la diaspora arménienne. Né dans un contexte marqué par les bouleversements et les défis identitaires auxquels faisait face la diaspora, Kurkjian a consacré sa vie à repenser la condition diasporique. Actif principalement au Liban et en Grèce, il a œuvré comme enseignant, éditeur et penseur, influençant plusieurs générations à travers ses travaux sur l’identité, la culture et l’éducation arméniennes. Décédé à Athènes en 2024 à l’âge de 81 ans des suites de la COVID-19, il laisse un héritage intellectuel considérable qui continue de résonner dans la communauté arménienne mondiale.
Kurkjian fut l’un des acteurs-clés de la génération de 1968, un groupe de jeunes intellectuels arméniens qui, en pleine effervescence mondiale, remettaient en question les dogmes établis de la diaspora. À travers ses essais, ses travaux pédagogiques et son engagement communautaire, il a cherché à moderniser l’identité arménienne diasporique, tout en l’ouvrant à une perspective globale. Sa vie fut marquée par une quête incessante de dialogue entre tradition et modernité.
Kurkjian a grandi dans un environnement où l’éducation arménienne traditionnelle était hautement valorisée. Il a étudié au Collège Nshan Palandjian-Djemaran à Beyrouth, un établissement reconnu pour son rôle dans la formation des élites culturelles arméniennes. Sa formation au Djemaran lui a donné une base solide en littérature, histoire et pensée arménienne, mais également un goût pour la réflexion critique.
Après avoir terminé ses études au Liban, Kurkjian s’est rendu à Paris pour poursuivre des études en philosophie à la Sorbonne. Ce double parcours – enraciné dans la culture arménienne tout en étant ouvert aux courants philosophiques occidentaux – a façonné sa pensée et ses écrits. Il a su intégrer des concepts modernes aux préoccupations spécifiques de la diaspora, créant ainsi une vision novatrice et universelle. Cette fusion intellectuelle a permis à Kurkjian de devenir une voix incontournable dans la réflexion sur l’identité diasporique.
Kurkjian est surtout connu pour ses deux essais majeurs. Son texte fondateur, Երկրորդ հաւասարում բազմաթիւ անյայտներով (Une seconde équation avec de nombreuses inconnues), publié en 1968, a marqué une étape importante dans la réflexion diasporique. Dans cet essai, il plaide pour un rejet du repli communautaire et appelle à une ouverture au monde extérieur. Selon lui, la diaspora devait cesser de vivre dans le confort du « ghetto » et embrasser une identité dynamique et globale, capable de s’adapter aux réalités modernes tout en préservant ses racines. Ce texte, visionnaire pour son époque, est resté une référence incontournable dans les discussions sur l’identité arménienne.
Quarante ans plus tard, Kurkjian publie Զորս Տասնամեակ Ետք (Quatre décennies plus tard), une réflexion sur les accomplissements – ou leur absence – de sa génération. Ce texte témoigne d’une honnêteté intellectuelle remarquable : il y pose la question de savoir si les aspirations de la génération de 1968 à transformer la diaspora ont été réalisées. Sans donner de réponse définitive, il invite à poursuivre le travail intellectuel et à repenser les relations entre la diaspora, le monde et l’Arménie.
Outre ses essais, Kurkjian a laissé un immense héritage pédagogique. Il a rédigé des manuels scolaires innovants, des dictionnaires arméno-français, et il a édité des textes de grands auteurs arméniens, notamment les œuvres d’Hagop Oshagan. En tant qu’éditeur, il a travaillé avec une rigueur exceptionnelle, corrigeant les erreurs dans les œuvres publiées d’Oshagan, qu’il considérait comme sa dette intellectuelle envers « le plus grand romancier arménien du XXe siècle ».
Son style de rédaction se caractérise par une clarté élégante et une profondeur philosophique. Il parvenait à combiner une prose accessible à un public général avec une réflexion intellectuelle poussée. Ses textes incitent à la réflexion et au questionnement, toujours ancrés dans un engagement pour l’identité et la culture arméniennes, mais avec une ouverture constante au dialogue avec le monde extérieur.
Jusqu’à la fin de sa vie, Haroutiun Kurkjian a continué à prôner ce qu’il appelait ինքնութեան մնայուն վերանայում (« la réévaluation constante de l’identité »). Il considérait que chaque génération devait réinventer l’identité diasporique en fonction des réalités mondiales, refusant tout repli ou immobilisme. À travers ses écrits, ses activités pédagogiques et ses réflexions, il a laissé une empreinte indélébile sur la diaspora arménienne et au-delà. Aujourd’hui encore, ses idées restent une source d’inspiration pour les nouvelles générations, confrontées aux mêmes défis de modernité et de tradition.